Comment expertiser une œuvre de Degas à travers des signatures si différentes et variées qui ne correspondent, selon nous, à aucun continuum logique ? En réponse à cette question, notre étude a pour but d’en montrer la disparité, d’en expliquer les formes et les caractères afin de briser certains clichés et de proposer de nouveaux repères servant à l’expertise des œuvres de l’artiste.
Bien que d’un intérêt évident, aucune étude approfondie des signatures de Degas n’avait été faite à ce jour. Pourtant, par la variété de leurs graphismes, elles révèlent bien des aspects de son œuvre et de sa personnalité. L’étude que nous proposons repose sur un échantillon représentatif de 66 signatures des peintures, pastels et dessins de l’artiste, d’œuvres sans conteste authentiques.
Voir Les échantillons de signatures retenus pour l’étude
Quelques chiffres pour comprendre
En premier lieu, il faut dire que les œuvres de Degas, peintures, pastels et dessins ne sont pas toujours signées. Sur les 1750 peintures et pastels que nous reproduisons dans notre catalogue raisonné numérique, 750 seulement le sont – principalement des pastels – le reste portant l’un des trois cachets réalisés après la disparition de Degas. Notre étude repose sur l’analyse des signatures de 30 peintures, 29 pastels et 7 dessins.
Place et signification des signatures
On constate que la plupart des œuvres signées par Degas le sont en bas à gauche ou à droite, certaines pouvant aussi l’être en haut à gauche ou à droite. On remarquera qu’il signe parfois dans « l’architecture » d’une oeuvre, ici sur un meuble, là sur un tronc d’arbre, un livre ou un paravent. Quelques exemples notoires : Ballet de Robert le Diable – 1876 : signé au dos de la chaise (MS-381) ; Jacques de Nittis enfant – 1878 : signé sous le fauteuil (MS-1358) ; Danseuse lisant près d’un poêle – 1879 : signé en bas du poêle (MS-165) ; Edmond Duranty – Burrell Collection, Glasgow – 1879 : signé sur la marche l’escalier (MS-732)
Il est surprenant de constater que certaines œuvres importantes ne sont pas signées. C’est le cas de La Famille Bellelli ou Portrait de famille (MS-1260) et du Lorenzo Pagans et Auguste de Gas du musée d’Orsay (MS-828), du Portrait du duc et la duchesse Morbilli du Boston Museum of Fine Arts (MS-723), de Achille de Gas en aspirant de marine de la National Gallery of Art de Washington (MS-718) et du James Tissot du Metropolitan Museum of Art de New York (MS-762). D’autres encore, des autoportraits, ne sont guère plus signés. Faut-il y voir chez Degas un signe de modestie et que, contrairement à Frédéric Bazille dans Frédéric Bazille à sa palette du Art Institute of Chicago, l’artiste n’est pas là en quête de reconnaissance ?
On peut comparer La Famille Bellelli de Degas (1860), tableau non signé, à La Réunion de famille de Bazille de 1867 (Musée d’Orsay), signé, à la vocation plus sociale que familiale. Celui de Bazille présente en effet toute sa famille figée sous l’arbre de la terrasse de Méric qui domine le village de Castelnau-le-Lez. Appartenant à la même séquence, il y a aussi La Famille de Miramon au château de Paulhac (1865) de James Tissot que le musée d’Orsay expose aujourd’hui avec raison à côté du tableau de Bazille. Rien de tel chez Degas qui choisit de représenter sa famille italienne en toute simplicité dans une belle pièce d’une demeure bourgeoise décorée d’objets courants comme un dessin encadré accroché au mur de papier peint couleur vert Directoire et une pendule sur la cheminée (MS-1260). A travers ces tableaux aux thèmes analogues, la présence ou l’absence de signature prend tout son sens. En ne signant pas La Famille Bellelli et en gardant le tableau toute sa vie, Degas en fait sans doute un objet personnel, souvenir intime et familial. Le tableau sera la vedette de la première vente posthume de 1918.
Comme l’écrit Charlotte Guichard, « la signature devient synonyme de statut social du peintre au XIXème siècle » [Charlotte Guichard, La signature dans le tableau aux XVIIè et XVIIIè siècles : identité, réputation et marché de l’art, Société et Représentations, 2008/1, n° 25, pp. 47-77]. Plus surprenants sont les multiples autoportraits que Degas ne signe pas dont il n’était peut-être pas satisfait, jusqu’à vouloir les garder voire parfois ne jamais les montrer peut-être par pudeur. On peut supposer qu’ainsi se dévoile une facette de sa personnalité, la signature pouvant donner à l’œuvre un sens plus intime que social.
Les formes et les couleurs
Pour signer ses tableaux, Degas utilise, à des exceptions près, l’écriture cursive. Certains graphologues y verraient de la modestie, néanmoins contredite chez Degas par une évidente aspiration à se faire reconnaître parmi les artistes. Pourtant, si certaines signatures sont graphiquement simples, d’autres, au contraire, sont amples et même élégantes. C’est notamment le cas quand Degas utilise l’imposant graphisme du D dans son Bains de mer ou La Coiffure (1877) de la National Gallery de Londres.
Si, dans nos recherches, nous n’avons pas rencontré le monogramme E.D en lettres capitales auquel on aurait pu s’attendre, nous avons en revanche repéré deux œuvres que Degas signe du seul D en capitale dans Giulia Bellelli – 1858 – (MS-722) et Portrait d’une jeune femme du Metropolitan Museum of Art (MS-2067) signée en bas à droite. Une seule œuvre est signée d’un simple d cursif comme c’est le cas pour Etude pour La Fille de Jephté – circa 1861 (MS-1623) signée en bas à gauche.
De notre étude nous tirons d’autres constatations concernant, par exemple, Degas et le marché de l’art. A y regarder de près, les œuvres de Degas destinées à la vente sont en général signées. C’est le cas des œuvres passées par le marchand Durand-Ruel qui le sont presque toujours comme dans La Bouderie, circa 1870, Metropolitan Museum of Art, New York, signée en bas à droite : E. Degas – (MS-948) ; dans Avant la course, circa 1872, National Gallery of Art, Washington, signée en bas à gauche : Degas – (MS-62) et dans Foyer de la danse à l’Opéra, circa 1872, musée d’Orsay, Paris, signé en bas à gauche : Degas – (MS-1161).
En plus des formes, il y a aussi le jeu et les variations de couleurs sans cesse utilisées par Degas. Il passe d’épaisses signatures apposées au pinceau sur certaines peintures à celles, plus fines, sur ses pastels et ses dessins. Il en est ainsi de la signature de ses Deux Danseuses sur scène – 1874 – du Courtauld Institute of Art (MS-361) et du Ballet de Robert le Diable -1876 – du Victoria and Albert Museum de Londres (MS-381) à La Répétition sur scène du Metropolitan Museum of Art de New York -1865 – (MS-365). D’autres signatures, finement tracées au pastel, correspondent à la tonalité générale de l’œuvre comme dans Mlle Bécat aux Ambassadeurs, pastel sur monotype sur carton du Art Institute of Chicago, signé en marge en bas à droite (MS-1366). Mais Degas peut aussi recourir à des ruptures de tons, usant des contrastes afin de faire ressortir la signature et la rendre ainsi plus visible comme le montre la signature blanche sur fond marron apposée sur le manche du violoncelle de La Leçon de danse (MS-374).
En ce qui concerne la Danseuse à l’exercice du San Diego Museum of Art, huile sur toile, on ne manquera pas d’être surpris par la signature et la dédicace à la plume apposées en haut à droite, tout cela venant s’ajouter au nombre important des signatures que nous publions ici pour leur variété et leur originalité (MS-265).
Les cachets
Les cachets font partie intégrante de nos recherches. En résumé, il en existe trois apposés à des dates différentes. Le premier est le cachet ovale rouge ou noir de l’inventaire de l’atelier Degas de décembre 1917. Deux autres cachets en rouge ou noir furent conçus pour les ventes posthumes de 1918 et 1919 dont l’organisation fut confiée à Bernheim-Jeune, Durand-Ruel et Ambroise Vollard. Enfin un cachet Nepveu-Degas fut créé pour la vente Fèvre du 22 juin 1925.
Dans la continuité de notre travail, nous en publierons ultérieurement une étude raisonnée qui tâchera d’expliquer la logique et la complexité de leurs appositions.
A travers notre étude et la publication dans notre catalogue raisonné numérique de toutes les ventes publiques de Degas de 1874 à nos jours, (hormis les sculptures), soit 1500 ventes et plus de 5500 lots, nous avons constaté que, parmi les œuvres des ventes posthumes, certaines n’en portent pas le cachet mais peuvent néanmoins être signées. Lemoisne reprend, dans son catalogue raisonné qui date de 1946, toutes les photos des 4 ventes posthumes qui n’en portent pas les cachets, ces derniers n’ayant été apposés qu’après les adjudications. Cependant, de rares œuvres publiées par lui portent bien le cachet des ventes posthumes. Nous supposons que Lemoisne vit alors ces oeuvres en personne et en obtint ainsi de nouvelles photos.
Les signatures de Degas ont-elles changé ou évolué à l’aune du temps ? Malgré leur diversité, force est de constater qu’on ne distingue aucune évolution technique et/ou graphique significative.
Libre d’accès, notre catalogue raisonné numérique est régulièrement mis à jour. S’y ajouteront, si nécessaire, de nouveaux exemples de signatures atypiques et/ou originales qui viendront enrichir nos travaux et notre connaissance de l’œuvre de Degas pouvant servir à son expertise.
Michel Schulman
Publication : 10-01-2024