Par Alain Kuropatwa
Pendant plus d’un siècle, l’histoire de l’art a classé Henri Rousseau (1844–1910) parmi les « naïfs », les « primitifs modernes », ou les autodidactes ingénus. Cette catégorie commode a longtemps servi d’écran : elle a masqué la profondeur réelle de son geste artistique.
Or, une nouvelle lecture s’impose aujourd’hui, fondée sur des indices précis, convergents, et longtemps négligés : Rousseau n’est pas naïf — il est magique.
Non pas au sens figuré, ni seulement poétique :
il pratique un art incantatoire, un art conçu pour agir sur le réel, pour orienter la destinée, pour provoquer des événements favorables.
Il est, dans l’histoire de la modernité, le premier peintre-sorcier.
L’image opératoire : ce que Rousseau retrouve instinctivement
Dans de nombreuses cultures traditionnelles – Afrique, Océanie, Amériques, mais aussi Europe médiévale – l’image est un acte.
Elle n’imite pas : elle opère.
Elle incarne une force, un appel, une protection, un renversement.
Rousseau, sans formation académique, sans héritage scolaire, retrouve spontanément cette fonction première de l’art :
l’image comme action sur le monde.
Loin d’être « naïf », il est archaïque, au sens noble du terme :
il remonte à l’archè, à la source de l’art.
”La Guerre” : un sort pictural accompli
Peinte vers 1894, La Guerre est souvent décrite comme une allégorie apocalyptique.
Mais la lecture attentive révèle autre chose :
Sous le cavalier, des cadavres épars.
L’un d’eux, identifiable par plusieurs traits, correspond à Le Tansoer, époux de la femme que Rousseau courtisait.
Le tableau met en scène — littéralement — l’élimination symbolique d’un obstacle amoureux.
Un an après la réalisation de l’œuvre, Le Tansoer meurt effectivement.
Ce fait, ignoré par l’historiographie classique, prend alors un sens radical :
“La Guerre” n’est pas une vision, mais une opération magique.
Un acte pictural par lequel Rousseau inscrit dans l’image un renversement de situation… qui advient ensuite dans le réel.
”Au Printemps” (Salon de 1901) : invocation de renouveau
Le tableau que Rousseau présente au Salon de 1901 sous le titre “Au Printemps” a été longtemps lu comme une scène aimable, presque décorative.
Mais cette lecture s’effondre dès que l’on identifie correctement les figures :
Ce sont Zéphyr et Flore.
Zéphyr : le vent doux qui annonce le renouveau.
Flore : la déesse de la floraison.
Rousseau n’illustre pas un mythe :
il invoque une saison nouvelle,
une chance nouvelle,
une respiration dans sa propre vie.
Le tableau fonctionne comme une bénédiction, une magie douce, végétale, cyclique.
Une incantation de printemps, au sens littéral.
Le système magique du Douanier : une anthropologie de l’image
À travers plusieurs œuvres, un système cohérent apparaît.
Rousseau pratique :
- L’invocation (Au Printemps) : appeler une force bénéfique ou protectrice.
- L’éviction symbolique (La Guerre) : écarter un obstacle humain ou psychique.
- La substitution : Nombre de ses paysages idéalisés remplacent volontairement une réalité difficile. L’image modifie son rapport au monde.
- L’auto-figuration rituelle : Dans ses autoportraits, Rousseau se met en scène en homme puissant, sûr, presque héroïque. C’est un geste magique de renforcement identitaire.
- L’espace talismanique : Ses jungles — irréelles, totémiques — sont de véritables sanctuaires visuels, protecteurs.
Rousseau ne peint pas ce qu’il voit :
il peint ce qu’il veut faire advenir.
Le portrait devient talisman.
Une carte ésotérique.
L’image peut agir.
Elle peut transformer, orienter, provoquer.
Il est, à sa manière, le grand sorcier caché de la modernité.
Rousseau, le sorcier que l’on n’avait pas voulu voir
Le Douanier Rousseau ne fut ni naïf, ni primitif, ni naïvement poétique.
Il fut — et reste — l’un des rares artistes modernes à avoir pratiqué une image magique, au sens opérationnel du terme :
une image faite pour transformer la vie, influencer le destin, modifier l’ordre du monde.
Un précurseur absolu, peintre-chaman, un sorcier doux, un praticien d’un art qui n’imite pas : il agit.
La redécouverte de son œuvre sous cet angle ouvre une voie entièrement nouvelle dans l’histoire de l’art moderne :
celle de l’art performatif avant la lettre,
celle de l’image incantatoire,
celle du peintre-magicien.
