L’Exposition Politécnico Nacional de Gabriel Orozco est un avertissement. Elle montre comment l’Homme contemporain court le risque de devenir une industrie de gestes vides, enveloppés de discours techniques et technologiques, dépourvus d’humanisme et réagissant en mode survie. Le Musée Jumex a consacré ses trois niveaux d’exposition à Gabriel Orozco avec Politécnico Nacional, une présentation qui condense plus de trois décennies de production artistique. L’exposition, commissariée par Bryony Fer, se présente comme une sorte d’anthologie ou d’échantillonnage des éléments qui ont défini le travail de l’artiste : objets trouvés, géométries abstraites, structures modulaires, restes organiques, interventions minimales, et un accent persistant sur ce qu’Orozco appelle technique.
Cependant, dans cette rétrospective, il devient urgent de se demander : cette accumulation de gestes est-elle réellement signifiante ou bien assistons-nous à une stérilisation du vide ? On a beaucoup écrit sur l’héritage duchampien chez Orozco. Le readymade — ce geste qui élève le banal au rang d’art par simple déplacement contextuel — est devenu la pierre angulaire de son discours. Mais comme le rappelle Hal Foster : « quand tout devient quotidien, plus rien n’étonne ».
Dans Politécnico Nacional, une boîte à chaussures vide, une table de ping-pong circulaire, une serviette tachée ou un ballon crevé, loin de défier le spectateur, semblent réclamer qu’on excuse leur manque de densité grâce à une muséographie sophistiquée et des cartels qui sur-expliquent.
Technique ou sous-traitance créative
Le titre Politécnico Nacional suggère un croisement entre savoirs techniques et explorations formelles. Mais de quelle technique parlons-nous ? Orozco lui-même a déclaré que nombre de ses œuvres sont produites par d’autres, sous sa direction conceptuelle. Selon ses mots : « je n’ai pas à tout faire moi-même ; si une facture spéciale est nécessaire, je cherche les meilleurs » (Orozco, entretien, 2020). Cette logique répond au « tournant post-productif » décrit par Bourriaud (2001), où l’artiste devient un éditeur plus qu’un faiseur. Mais ici, la technique se transforme en sous-traitance. L’artiste ne manipule plus ni ne transforme : il délègue. Jacques Rancière avertit que l’art moderne devrait redistribuer le sensible, en déstabilisant les hiérarchies entre pensée et exécution (Rancière, 2000). Chez Orozco, cette séparation s’accentue : l’exécution est déléguée et la pensée réduite à un système répétitif de gestes codifiés.
Accumulation sans tension
Le principal problème de cette exposition n’est pas le minimalisme, ni l’économie formelle, mais la répétition vide. Les œuvres ne dialoguent pas entre elles, n’animent pas l’espace, n’interpellent pas le spectateur. Les images sont ternes, les objets interchangeables, les significations prévisibles. Comme le note Claire Bishop, « l’art participatif ou conceptuel peut devenir complaisant lorsqu’il confond simplicité et profondeur ».
Dans Politécnico Nacional, il n’y a même pas de place pour l’accident, malgré l’insistance d’Orozco sur son importance : « la vie est un accident après l’autre, et il faut avoir la technique pour le détecter » (Orozco, 2023). Mais ici, l’accident est réduit à un objet de scénographie, non à une urgence poétique.
Institutionnalisation du geste minimal
Le geste qui fut jadis subversif se présente aujourd’hui comme canon institutionnel. La boîte vide, le crachat de dentifrice érigé en dessin, le plâtre rebaptisé « sulfate de calcium » ne sont plus des provocations, mais des produits muséalisables. Comme l’écrivait Susan Sontag, « lorsque l’interprétation remplace l’expérience, l’art devient une pure excuse » (Against Interpretation, 1966, p.14). Cette exposition semble exiger davantage d’attention à ses cartels qu’à ses œuvres. Pire encore : elle cherche à légitimer Orozco comme « l’artiste mexicain le plus international », révélant ainsi une logique étatique d’exportation culturelle plutôt qu’une véritable valorisation artistique.
Orozco, qui jadis défiait les catégories conventionnelles de l’art, semble aujourd’hui répéter des formules sans risque, sans tension, sans nécessité. Dans un présent saturé d’images, d’idées et de dispositifs, il ne suffit plus de réitérer ce qui est trouvé : l’art doit retrouver l’urgence de donner un futur à la civilisation. Et la technique, plutôt que d’être sous-traitée, doit être réappropriée comme espace d’invention et non comme simple alibi.